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lundi 9 mars 2009

Ils taillent les costards des politiques

Article publié le 08/11/2007 dans Le Point du N°1834 - par Violaine de Montclos - visible ici.

"A Sèvres-Babylone, la maison Arnys est le tailleur favori des beautiful people de la Rive gauche, intellectuels, hommes de télé et, surtout, politiques de droite comme de gauche. Portrait croisé des frères Grimbert qui règnent sur cette adresse de l'élégance.

« Il arrive ! » Boutique Arnys, Saint-Germain-des-Prés, mardi 11 septembre. Un employé du magasin grimpe au premier étage, traverse les salons d'essayage. « Son secrétariat vient d'appeler : on ne doit pas lui parler politique. Il demande à être seul dans les salons. » Les frères Grimbert se lèvent sans précipitation. Ils sont propriétaires des lieux et le président de la République s'annoncerait en personne qu'ils n'en seraient pas autrement troublés. C'est le Premier ministre qui monte l'escalier. Air sombre. Visiblement pas à la fête. La presse du jour glose à n'en plus finir sur l'agacement que sa bourde vénielle provoque à l'Elysée. « On n'allait pas l'ennuyer avec ça », murmure Michel. Ces messieurs connaissent leur métier. Ils savent que pour l'homme de pouvoir une parenthèse enchantée s'ouvre ici, dans ces salons d'essayage de bois blond où rien au monde n'est plus grave que le tombé d'un revers ou que la souplesse d'une couture. Fillon, en ce mardi crispé, va goûter quelques minutes de frivolité. Il doit à Arnys, depuis longtemps, la rondeur caractéristique des épaules de ses costumes. « Des épaules naturelles qui collent au personnage », disent les frères d'une seule voix.

Ils ont la même barbiche, les mêmes moustaches en pointe, anachroniques à souhait. Ils accusent tous les deux un ventre un peu replet. L'un porte des lorgnons, l'autre des lunettes rondes. Un couple balzacien. Presque un duo d'acteurs. Michel veille à l'essayage du chef du gouvernement. Jean observe la rue de la fenêtre du premier étage. Sèvres-Babylone : le triangle d'or de la rive gauche, le coeur absolu d'un certain Paris du pouvoir, de l'intelligentsia et des vanités hexagonales. Maître Kiejman passe sur le trottoir d'en face. « Un client », dit Jean. Tout, presque tout ce que la capitale compte de personnages influents, avocats, entrepreneurs, éditeurs, personnalités du monde politique ou des médias, a défilé dans le plus simple appareil sous les yeux des deux frères. Quarante ans à observer l'homme public dans l'intimité de son souci de paraître. Clin d'oeil du destin : Michel était autrefois étudiant en histoire, Jean en psychologie. La suite n'était pas prévue. S'ils sont entrés dans la carrière, c'est que leur père, Léon Grimbert, leur confia du jour au lendemain les clés de la maison avant d'être emporté par la maladie. Il était devenu tailleur, lui aussi, un peu par accident.

Dans les années 30, Jankel Grimbert, le grand-père, un juif immigré de Russie, est tailleur sur la rive droite. Ses fils, Léon et Albert, font des études supérieures. Mais un accident de santé oblige Léon à interrompre sa médecine. Il faut dès lors lui assurer un avenir : on lui achète un magasin. Ce sera rive gauche. Là où les deux frères ont déjà leurs relations étudiantes, leurs amitiés germanopratines. Les Grimbert traversent la Seine. Arnys sera la première boutique de vêtements de ce coin de Paris jusqu'ici dévolu aux choses de l'art et de l'esprit. Après la guerre, Léon et Albert habillent Prévert, Hemingway, Le Corbusier. Et pour ce monde-là, ils inventent un style. Des matières nobles, du cousu main, mais des formes et des couleurs qui révèlent, parfois par d'infimes détails, qu'un homme à l'esprit large se cache sous ces vêtements bourgeois. Et qu'il tient à le faire savoir. Du sur-mesure de gauche, en somme. Michel et Jean admettent. « Mais aujourd'hui, nous habillons vraiment tous les bords politiques. »

Après la mort prématurée d'Albert et celle de leur père, Léon, ils ont repris l'îlot de la rue de Sèvres et y prêchent depuis quarante ans leur philosophie personnelle du vêtement masculin : lignes floues à la Barry Lyndon, manches kimono, souplesse des coupes. « Le XVIIIe m'inspire, parce qu'il est encore libre, explique Jean. C'est avec l'Empire que les lignes du vêtement d'homme deviennent rigides, cassantes. Le genre corseté, garde du corps, épaules carrées, je ne peux pas supporter. C'est bon pour les pays émergents, les nouveaux riches qui ont quelque chose à prouver. » Il caresse amoureusement une cravate. « Regardez, elle est vivante. » Déplie un pantalon de velours côtelé à l'étonnante couleur violine. « Vous voyez le tableau "Le joueur de fifre" ? Je me suis inspiré du pantalon du personnage. » Entre ses doigts glisse le bouton d'une veste, semblable à ceux, paraît-il, des uniformes austro-hongrois.

« La règle du jeu ». Le prêt-à-porter est au rez-de-chaussée. L'étage est dévolu au sur-mesure. Dans l'atelier de coupe, un dessin est épinglé au mur. Une veste de chasse ahurissante, cintrée, bouffante, commandée par un milliardaire russe. « Je l'ai dessinée en songeant au film de Renoir, "La règle du jeu". » Tout ce qui s'invente et se découpe ici, boutonnières, imprimés, emmanchures, est nourri de références picturales, littéraires, cinématographiques. Le vêtement, chez Arnys, est cultivé. Et puis il y a les doublures, de cachemire et de soie. Ultraluxueuses mais de couleur vive, et presque toujours tricolores. Comme un signe de reconnaissance. Ce souci, encore, de s'affranchir, fût-ce par un détail dérisoire, des canons du vêtement bourgeois.

« Lorsque l'on s'habille chez Arnys, on reconnaît ses semblables au premier coup d'oeil », s'amuse l'écrivain et critique littéraire Angelo Rinaldi. « Et c'est généralement bon signe : un homme qui va chez les frères Grimbert ne peut pas être un cas tout à fait désespéré. » Le romancier se drape depuis vingt ans dans un imperméable couleur « feuille morte » de la maison. Il vient de temps à autre acheter des boutons de manchette, habiller « ses misères », comme il dit, d'une écharpe ou d'un accessoire. Il vient surtout goûter, en ami, la conversation des deux frères, « admirablement cultivés, informés », dit-il. Amoureux de la veste Forestière, dessinée pour Le Corbusier, l'homme de télévision Serge Moati en possède vingt-deux différentes, et avoue une passion pour l'inénarrable duo Grimbert. « Jamais serviles, vraiment gentils, informés de tout. Arnys est beaucoup plus qu'un magasin, c'est un club. Il m'arrive souvent de croiser dans les salons d'essayage les invités qui seront, quelques heures plus tard, sur mon plateau de "Ripostes" ».

Petit monde. Milieu minuscule dont les deux frères, bien qu'ils s'en défendent, semblent observer les vanités avec un amusement sans bornes. Michel raconte en taisant leurs noms ces deux entrepreneurs français, riches à millions, se poursuivant dans les rayons sous les yeux des employés sidérés. « Chacun essayait d'observer à la dérobée ce que l'autre choisissait. Leur petit manège crevait les yeux. Pour des hommes de cet âge, c'était stupéfiant. » Il raconte encore ce monsieur connu réclamant qu'on lui octroie le grand salon d'essayage. « Un homme également célèbre, mais qu'il jugeait de moindre importance, était en train de s'y changer. Je lui ai conseillé de conserver le petit salon. Il m'a rétorqué : "Si vous refusez de faire l'échange, je ne remets plus les pieds chez vous." Il a quitté les lieux. »

Splendeurs et misères de l'orgueilleux qui tient à laisser sa trace : comment ressembler à ceux que l'on envie tout en s'en distinguant, et quel vêtement, enfin, vous garantit un destin à votre mesure ? Lorsque François Mitterrand se livra au Panthéon à la surprenante mise en scène à la rose, censée le faire entrer dans l'Histoire, il était vêtu d'un costume Arnys. Mais il était client bien avant d'être président. Michel se souvient de l'avoir vu longuement hésiter, alors qu'il était encore député, entre plusieurs chapeaux de feutre. « Je lui ai appris que le modèle à large bord était celui que portait Léon Blum. Il l'a aussitôt emporté. » Et puis cette scène, quelques années plus tard : Mitterrand occupe cette fois le poste suprême. Michel assiste à l'essayage d'un client. C'est un journaliste, violemment mitterrandophobe. « Tout en enfilant son costume, il agonit d'injures le président. Il me dit : "Cette vieille salope de Mitterrand, crois-moi, si je le croise un jour dans ton magasin, je détourne la tête, je ne le salue pas." » Les portes du salon s'ouvrent. Mitterrand est là, en personne. Le journaliste plonge en avant : « Bonjour, monsieur le Président ». Une véritable prosternation. « Le plus drôle, raconte Michel, qui en rit encore, c'est que le journaliste m'a ensuite pris à part : "Tu sais, je l'ai fait pour ne pas te causer d'ennuis ."»

Derrière les portes de leurs confortables cabines, les frères Grimbert observent l'envers de ce régime qui s'habille à grands frais. Ils ont une tendresse amusée pour les jeunes loups qui tâtent pour la première fois du pouvoir, et qui, dans le secret des salons d'essayage, leur ont souvent avoué leur éblouissement. « Les petits nouveaux découvrent les mille et un avantages, les facilités insoupçonnées que procure en France le pouvoir politique », s'amuse Michel, qui en explique les codes : oui, il y a dans leur boutique la ligne qui convient à l'opposition et celle qui sied à la majorité. « Etre dans l'opposition autorise quelques originalités, pourquoi pas les couleurs. Mais gouverner impose la discrétion, la grisaille : le vêtement ne doit en aucun cas prendre le dessus sur l'homme. Balladur l'a appris à ses dépens. »

6 000 euros le costume. A mesure que leurs langues se délient, les frères se font des signes inquiets : ne pas divulguer tel nom, telle anecdote qui brûle les lèvres. On songe à l'apprenti espion décrit par John le Carré dans « Le tailleur de Panama ». Ils n'ont pas l'imprudence du personnage. Depuis l'affaire des Berluti de Dumas - un smic à chaque pied -, les serviteurs de l'Etat n'aiment guère afficher leurs goûts de luxe et leurs tailleurs se doivent d'être discrets. Or Arnys vend du luxe, sans aucun doute possible. Certains accessoires restent accessibles au commun des mortels, mais l'essentiel de ce qui se vend ici est inabordable. 480 euros la chemise imprimée en prêt-à-porter. 6 000 euros le costume sur-mesure. « C'est le prix de la qualité. » Les frères haussent les épaules, l'air de dire « ainsi va notre étonnante République ». D'ailleurs, un souvenir leur revient. Dans les années 80, Pierre Joxe, alors ministre de l'Intérieur, est de leurs clients. Rendez-vous est pris pour un essayage, mais l'arrivée du ministre, qui bénéficie d'une étroite protection contre les menaces terroristes, provoque rue de Sèvres un indescriptible désordre. Cordon de sécurité. Passants priés de gagner le trottoir d'en face. Tout ce cirque pour l'ourlet d'un simple représentant du peuple : un habitant du quartier, furieux, se cramponne à l'entrée de la boutique. D'une voix forte, il interpelle le perturbateur : « Monsieur le ministre ! » Joxe tourne la tête. Et reçoit en pleine face cette petite morale du pouvoir : « Aujourd'hui tu t'habilles peut-être chez Arnys. Demain, crois-moi, tu iras chez Tati ! »"

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