Fils d'un bricoleur, il est devenu faiseur de souliers par amour de la matière vivante. Promu «meilleur ouvrier de France», il s'est installé à Bourg-en-Bresse, pour être plus près de la nature. Les Bressans ont plus de chance que le gibier.
Adolescent, il ne voulait pas faire l'armée. Alors, devant les officiers, il s'est présenté avec des semelles orthopédiques: «J'ai un oignon évolutif, il faut que je change de chaussures tous les trois mois. - Vous avez un certificat médical? - Ben non, c'est moi qui fabrique mes souliers.»
Un bottier! Eric Devos fait aujourd'hui partie du cercle très restreint - une vingtaine - des confectionneurs de chaussures sur mesure. Il n'a que 29 ans et vient d'être désigné par ses pairs «meilleur ouvrier de France», la plus haute distinction pour les métiers manuels. La remise des médailles - elles sont décernées tous les trois ans à l'issue d'un concours national - aura lieu le 11 juin à la Sorbonne. Mais d'ores et déjà le président du jury, Raymond Massaro, parle d'un travail exécuté «dans la plus pure tradition, avec des coutures invisibles: le coup de main d'un expert».
Une main forgée sans relâche, depuis l'enfance. Eric Devos est né à Hazebrouck (Nord), en 1968, d'un père bricoleur, qui lui apprend, dès l'âge de 8 ans, à fabriquer des tabourets et à réparer des vélos. Le petit décortique ses jouets, «pour voir comment ils sont fabriqués». «Il n'a pas changé, raconte sa femme, Marie-Agnès. A la maison, il a démonté le clavier de l'ordinateur et le four à micro-ondes.»
Eric Devos est un sensuel, qui comprend en touchant. S'il a choisi de fabriquer des chaussures plutôt que de travailler la ferraille, comme son père, contremaître dans une usine de sidérurgie, c'est parce qu'il préfère les «matières chaudes, vivantes, malléables». Et aussi parce que tous les samedis de sa jeunesse passés dans la boutique de son oncle, cordonnier à Liévin (Pas-de-Calais), l'odeur de la colle, du cuir et du caoutchouc l'enivrait. «Maintenant, j'y suis trop habitué, je ne sens plus rien. En revanche, quelquefois, ça sent les pieds dans le magasin, à cause de vieilles paires qu'on me donne à réparer. C'est beaucoup moins agréable.»
Guidé par son plaisir, Eric Devos entame à 13 ans et demi un CAP de cordonnerie-botterie et, à 17 ans, intègre l'Association ouvrière des Compagnons du devoir, qui enseigne l'art et les secrets du métier à des apprentis: d'entreprise en entreprise, ils font le tour de la France. Le jeune Devos commence par Mulhouse: «Mon patron pensait que je savais déjà travailler. Il m'a mis derrière une machine à coudre. Et moi je pétais des aiguilles, je pétais des aiguilles. Lui, il jurait en alsacien. J'ai fondu en larmes.» Son parcours initiatique le mène ensuite à Paris, chez John Lobb-Hermès, l'une des grandes maisons du sur-mesure. Entre ses mains passent les chaussures de Catherine Deneuve et de Philippe Noiret. A Lyon, à La Rochelle, il apprend le confort du pied et la correction des pathologies dans des entreprises de matériel orthopédique.
Pour devenir Compagnon du devoir, Devos réalise la rituelle «oeuvre de réception». Il fabrique une bottine mi-mollet moulante, noir et blanc, en chevreau, «parce que c'est ce qu'il y a de plus fin», et dans le style 1900, «parce que je voulais montrer que j'étais capable d'utiliser les techniques disparues». Tout le personnage est là, dans cette double exigence de qualité et de tradition, que l'on retrouve aussi bien dans sa façon de travailler que dans sa manière de vivre.
C'est pour «fuir le stress des grandes villes» qu'il choisit d'ouvrir sa boutique à Bourg-en-Bresse (Ain). Une ville tranquille de 41 000 habitants, «bien située géographiquement: à une heure de Lyon et de Genève, à deux de Paris», explique Devos. «Je ne voulais pas me mettre dans un trou et taper les godasses», dit-il en montrant son magasin, un petit espace propre et clair: parquet, crépi blanc, poutres. En vitrine, entre des épis de blé, «signe de prospérité et porte-bonheur», il a posé les escarpins blancs en soie sauvage qu'il a fabriqués pour sa femme à l'occasion de leur mariage. La délicatesse et la féminité de l'endroit contrastent avec le comportement bourru de ce grand garçon aux sourcils noirs.
«Il est carré. Sévère. Parfois, il crie, confie Frédéric, le jeune apprenti cordonnier qui travaille à ses côtés. Mais il est gentil. Il me montre comment tenir les outils.» Avec ses clients aussi, Eric Devos est intransigeant. Il refuse les fautes de goût, les commandes qui le heurtent. Dernièrement, il a dit non à un homme qui voulait pour lui-même une paire de cuissardes blanches modèle femme. Il dit encore non aux dames qui exigent 8 centimètres de talon aiguille alors qu'elles ont un orteil en griffe, un pied plus petit ou une jambe plus courte. «Je ne peux pas accepter d'extravagances si je veux fabriquer des souliers esthétiques et confortables. Il y a des gens qui croient qu'ils voleront avec leurs chaussures parce que c'est du sur-mesure. Mais quelquefois, s'ils ont mal aux pieds, c'est d'abord parce qu'ils sont mal dans leur tête.» Pour cacher les handicaps, il pose des petits appareillages, des compensations invisibles.
«C'est un miracle, ce que vous avez fait!» s'écrie une vieille femme à turban marron, foulard rose et lunettes teintées en poussant la porte du magasin. Elle est venue remercier. «J'ai un pied, le gauche, plus fort que l'autre et très douloureux. J'ai eu deux accidents. Je n'ai plus mal! Oui, c'est Lourdes ici!» Le bon docteur Devos fait le sourd, insensible aux compliments. Il est dans son monde.
«Je ressemble à mon chien», dit-il. Le week-end, avec son griffon cortal, sa femme et ses deux fusils, il part du côté de Mâcon chasser le lapin, le lièvre, le faisan. Pour les manger. «Je marche 10, 15 kilomètres, avec les bottes pleines de boue, dans les ronces et les branches. Je participe à la vie de la nature, à la régulation des espèces. C'est un état d'esprit.» Il aime aussi cueillir des champignons dans la forêt, capturer des grenouilles dans les étangs, la nuit, avec une lampe de poche, et pêcher la truite dans le Jura. Deux fois par an, il s'autorise une orgie dans un château avec les membres de la Confrérie des poulardiers de Bresse, un club de gourmets huppés qui défendent le patrimoine gastronomique de la région: «Nous sommes tous en robe rouge. Les impétrants mangent une cuisse de poulet en buvant du vin. Ils jurent de ne consommer que du vrai poulet de Bresse.» Il y a déjà quelques années qu'Eric Devos a fait cette promesse. Apparemment, il la tient.
bio express
1968 Naissance à Hazebrouck (Nord).
1985 CAP de cordonnerie-botterie.
1987, 1988, 1991 Médaille d'or du concours national de bottier.
1989 Reçu chez les Compagnons du devoir du tour de France.
1994 Ouvre une boutique à Bourg-en-Bresse (Ain).
1997 Meilleur ouvrier de France en botterie.
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